William Friedkin fait partie de cette vague de cinéastes chevronnés ayant donné ses lettres de noblesse au 7ème art durant les années 70 et 80, avec des oeuvres éminemment marquantes comme French Connection, L’Exorciste ou Police Fédérale, Los Angeles. Un metteur en scène capable de transiter du polar urbain à l’horreur biblique en un claquement de doigt, toujours apte à saisir le plan qui va permettre d’instaurer le meilleur suspense. Au tournant du 21ème siècle, il va nous livrer un Traqué qui à l’époque ne m’avait pas fait forte impression, mais après la lecture du superbe numéro 100 Ans de Cinéma d’Action de chez Mad Movies, j’ai eu envie de le revoir et de lui laisser une seconde chance. Merci Mad donc ^^
Dans un style très direct, Friedkin va nous plonger dans une séquence de guerre bien sale et tragique (ce qui n’est qu’un pléonasme finalement), avec un Benicio Del Toro chargé avec son équipe d’assassiner un milicien serbe responsable de nombreux massacres. D’emblée, Friedkin joue subtilement avec son environnement, et sans lésiner sur les tensions et le feu des armes, nous concocte une séquence musclée et diablement efficace. Il va ensuite faire totalement contre-balancer son métrage, en s’intéressant à l’existence solitaire d’L.T. Bonham, un homme reclus vivant dans les bois de l’Oregon, qui est sur la piste d’un loup blessé. On va assister à cette « traque » dans un milieu calme et enneigé offrant une vision très épurée de l’existence. Mais le destin va réunir Bonham et l’ancien soldat, qui n’est pas revenu indemne du front.
Aaron Hallam (Del Toro donc) a été un militaire parmi les plus efficaces, s’étant même vu attribuer la Silver Star pour la réussite de sa mission dans le conflit serbo-croate. Mais les horreurs auxquelles il a assisté et dont Dante n’aurait pas renié l’iconographie désespérée ont eu raison de la psyché d’Hallam, qui a sombré dans une paranoïa permanente. Lorsqu’il se met à vivre en pleine forêt et à tuer des chasseurs, le FBI ouvre une enquête et va faire appel à Bonham, incarné par l’excellent Tommy Lee Jones.
On va rapidement apprendre qu’Hallam a été l’élève de Bonham, ce dernier ayant été l’instructeur lui ayant appris les méthodes les plus léthales pour s’occuper de ses ennemis. Lors de la recherche initiale par le FBI, l’agent Abby Durrell (Connie Nielsen, toujours efficace) va enquêter dans une forêt aux environs de Portland, et on appréciera la propension presque bucolique de Friedkin, qui nous balade dans cet environnement avec une belle aisance picturale . On sent un mélange de tension et de beauté primale, et sur ce terrain, il rejoint l’excellent travail effectué par Ted Kotcheff sur le séminal Rambo, qui lui aussi se voyait comme une ode à la nature, dont la beauté sauvage ne parvient pourtant pas à chasser les démons et les traumas de ses personnages. Comme John Rambo, Hallam souhaite se fondre dans la nature afin de s’invisibiliser au maximum, mais il est rattrapé par la justice des humains, catégorie dont il veut à tout prix s’extraire. A l’image d’un Stallone hanté et détruit intérieurement, Hallam semble vouloir aller encore plus loin, en souhaitant quitter son enveloppe corporelle pour se fondre au plus près de la nature, en cherchant à n’être plus qu’un spectre vengeur intangible. Sa caractérisation fantomatique est d’ailleurs très bien traitée par Friedkin, et le travail sur le montage signé Augie Hess s’avère très efficace, contribuant à créer une aura presque surnaturelle au personnage.
L’intelligence de Friedkin sur ce film, c’est de ne jamais laisser de côté son environnement et de s’en servir avec soin pour rehausser l’intrigue de plusieurs niveaux. Et l’aisance du bonhomme fait qu’il va adapter ce choix à tous les environnements traversés par les personnages, ce qui s’avérera brillant en terme cinématographique. On va passer d’une forêt dense et ancienne à la jungle urbaine, pour aller se terrer en sous-sol dans un environnement métallique, pour finir en pleine nature histoire de boucler la boucle. On savait bien que Friedkin était apte à filmer les rues de manière redoutable depuis l’excellent French Connection, il nous prouve avec Traqué qu’il n’a pas perdu la main, et les sauts d’un environnement à l’autre sont effectués sans que cela ne gêne aucun des deux personnages. Pris dans leur mission, ils vont indifféremment poursuivre cette partie de chasse à l’homme en s’adaptant au moindre recoin, à la moindre possibilité d’avoir une arme, et qu’ils se trouvent en plein bois ou en pleine jungle de béton ne les fera pas sourciller un seul instant.
Si les références à Rambo sont limpides, d’autres renvoient sans hésitation à un autre film séminal, le Predator de John MacTiernan. On sent que Friedkin rend également hommage à ce monument du film de traque, qui tout comme Rambo, accordait une place et un impact tout particuliers à la nature. Et pour en rajouter dans la catégorie hommage, un autre un peu plus méta vient se greffer dessus, avec des références évidentes au Fugitif d’Andrew Davis, dans lequel le marshal chargé de retrouver Richard Kimble était interprété par un certain… Tommy Lee Jones! ^^ Mais l’approche éminemment plus sensitive et viscérale de Friedkin enterre définitivement le film de Davis, qui accuse le poids des années.
Avec Traqué, Friedkin nous raconte l’histoire de deux individualités happés par l’oubli et la solitude, l’un y cherchant le calme et un semblant de sérénité, l’autre tentant de s’y enfoncer jusqu’à disparaître. Chacun veut se fondre dans la nature dans une sorte de refus du monde des hommes, et de cette violence inhérente à laquelle il ne peuvent pourtant pas se soustraire. Elle vient rattraper Bonham sous la forme de cet ancien élève, agissant comme une part d’ombre lui appartenant d’une certaine manière, puisque c’est lui qui l’a formé à tuer de manière implacable. Tel Abraham et Isaac, Bonham va devoir traquer son fils spirituel afin de mettre un terme à ses agissements. Friedkin s’est inspiré d’un véritable traqueur du FBI, Tom Brown, qui a été consultant sur le film et a apporté son expertise aux acteurs et au metteur en scène. Cela se sent dans le réalisme impressionnant des combats, notamment au couteau, avec une gestuelle ultra-précise inédite jusque-là du côté hollywoodien. On se retrouve dans une violence sèche, qui ne va pas faire dans la surenchère mais qui va chercher l’artère fémorale ou le poumon afin de tuer rapidement. Tout comme Bonham et Hallam vivent reclus en pleine nature sans le moindre artifice, ils veulent donner la mort de la même manière primaire et archaïque.
Traqué se veut être un film efficace et sans fioritures, le genre d’oeuvre allant à l’essentiel et qui ne s’embarrasse pas d’atours clinquants. Ce qu’il perd en visibilité, il le gagne en sincérité, et on assiste avec ce film à un très bel hommage aux films de genre marquants pré-cités, mais surtout à un travail remarquable d’un auteur qui nous offre un film d’action sacrément épuré et minimaliste!