Oppenheimer (Christopher Nolan, 2023)

Sa durée de 3h m’a fait hésiter à aller voir ce film en salles, et j’ai commis une erreur en ne faisant pas confiance à Christopher Nolan. Je n’ai commencé à apprécier ce metteur en scène qu’à partir de 2015 et son Interstellar réalisé l’année précédente, suivi des excellents Dunkerque et Tenet à 3 années d’intervalle chacun. L’aspect biopic ne me mettait pas en confiance, et les quelques retours que j’avais eu ne m’avaient pas encouragé. Bon, pour sa prochaine réalisation, je n’hésiterai plus à lui faire confiance…

Un biopic de 3 heures peut rebuter, mais lorsque c’est Nolan qui est aux commandes, on va bien au-delà de la simple évocation de l’existence d’une figure célèbre. Nolan l’a déjà prouvé à plusieurs reprises, c’est un metteur en scène éminemment sensitif, et c’est cet élément que je craignais de ne pas retrouver dans Oppenheimer. Ce film possède une richesse insoupçonnée, en ne racontant pas uniquement la simple vie d’un scientifique à l’origine de la bombe atomique, mais en tentant de nous faire ressentir la vision unique de cet homme de science. La beauté visuelle avec laquelle Nolan exprime l’obsession d’Oppenheimer pour la physique quantique s’avère à la fois poétique et inquiétante, narrant l’existence d’un personnage en proie à des visions ne lui laissant pas d’autre choix que de se consacrer à explorer ce monde sub-atomique. Oppenheimer fait partie de ces êtres habités par une connaissance et une conviction les déterminant à faire basculer le monde. Des hommes ayant une perception allant bien au-delà du commun des mortels, et pouvant irrémédiablement influer sur l’axe séparant le Bien du Mal. La figure de J. Robert Oppenheimer est sans conteste l’une des plus complexes de notre Histoire.

Il fallait un acteur de la trempe de Cillian Murphy pour incarner un être aussi singulier, dont les décisions ont été capitales en influençant le cours de la Seconde Guerre Mondiale. A postériori, il est évidemment aisé de le considérer comme un tueur de masse, et je pense que mon avis personnel ne pourra pas être modifié à ce sujet. Mais il faut également prendre en compte le contexte de ces années 40 et la course à l’armement qui faisait rage avec l’Allemagne nazie, avec notamment le spectre de la création d’une bombe atomique par Hitler. Si le dictateur était capable de créer un tel engin, fallait-il ou ne fallait-il pas tenter de le devancer? Les questions morales, éthiques et scientifiques se bousculaient à cette époque-là, vue par le prisme du fléau SS qu’il fallait à tout prix exterminer. Il est très difficile de discerner aujourd’hui ce qui était nécessaire alors, car la réflexion ne pouvait pas se faire avec le même recul et que le temps manquait cruellement. Je ne suis nullement en train de cautionner des actes, mais j’ai envie de remettre du contexte afin de mieux cerner l’ensemble de la situation. Pour ma part, un tel déferlement de violence inouïe sera toujours une catastrophe innommable, mais se replacer dans le contexte d’urgence absolue de l’époque est justement ce qui permet de se rendre compte de la difficulté à envisager l’ensemble des possibilités…

J’en oublierai presque Cillian Murphy évoqué plus haut, qui une fois encore fait preuve d’une maîtrise absolue et d’un sens du jeu d’acteur exemplaire. Sa personnification intense d’Oppenheimer est certainement aidée par la direction d’acteur de Nolan, même si Murphy n’en a pas forcément besoin. Il donne corps à un homme au franc-parler dangereux en cette période de chasse aux communistes, démontrant un certain détachement vis-à-vis de l’autorité, à mettre en relation avec sa singulière vision du monde. Aux côtés de Cillian Murphy, on a un casting incroyable : Emily Blunt, Robert Downey Jr., Florence Pugh, Matt Damon, Matthew Modine, Tony Goldwyn, Kenneth Branagh, Josh Hartnett, David Dastmalchian, Casey Affleck, Rami Malek, pour terminer par Gary Oldman! On voit rarement une telle conjonction de talents, et quel plaisir de revoir Downey Jr. dans un rôle intéressant depuis la mort d’Iron Man! La façon dont il joue son personnage est très savoureuse, et on retrouve sa personnalité atypique qui permet de donner lieu à quelques belles joutes verbales. Florence Pugh est comme à chaque fois excellente, elle qui est désormais assurée d’être incontournable à Hollywood.

Je craignais un film lent et ennuyeux, j’ai été happé par un récit mené avec urgence et possédant une beauté picturale parfois discrète, parfois grandiose selon les besoins. La manière dont Nolan filme ses scènes de dialogues s’avère tout aussi travaillée que lors de séquences plus impressionnantes, et le film est traversé par ce sentiment d’urgence afin de trouver une solution pour mettre fin au conflit. Le rythme très maîtrisé du métrage va nous faire rencontrer différentes sommités du monde scientifique avec un entrain et un dynamisme contredisant ce que l’on voit majoritairement dans les biopics, et on va croiser Albert Einstein (Tom Conti), Niels Bohr (Kenneth Branagh), Werner Heisenberg (Matthias Schweighöfer), Richard Feynman (Jack Quaid), Kurt Gödel (James Urbaniak) ou encore Enrico Fermi (Danni Deferrari), à la manière d’un Avengers pour geeks scientifiques ^^

Nolan va bien évidemment traiter de l’ambitieux Projet Manhattan, avec toute la démesure et l’intensité de sa mise en place et de son processus. La création d’un village entier en plein désert de Los Alamos sera le point de départ du travail acharné d’une bande de théoriciens et de techniciens qui vont penser, élaborer et créer une bombe atomique, utilisant les propriétés des atomes comme jamais cela n’avait été fait auparavant. On sent le mélange d’excitation scientifique et de peur de l’ennemi, obligeant chacun à prendre des décisions de la manière la plus rapide possible. Dans ces circonstances difficiles, les oppositions de jugement, les rivalités et les amitiés vont s’entremêler dans un lieu uniquement dédié à l’avancée du programme, dans lequel vivent également les familles de chaque scientifique impliqué. Les vies personnelles sont inextricablement liées au devoir pour la nation, et ce fardeau va peser durant des années jusqu’à l’élaboration de la bombe.

Le savoir-faire de Nolan va culminer dans la scène du test de la fameuse bombe, qui n’est pas traité avec faste et volonté de faire dans le spectaculaire, mais qui s’avère d’autant plus impactant qu’il est réalisé avec la volonté de démontrer l’impact personnel sur chacun des protagonistes. Une fois encore, l’intelligence de Nolan au travail… De la même manière, sa façon de mettre en scène le discours d’Oppenheimer suite au largage sur Hiroshima est fait avec beaucoup de subtilité pour mettre en images la culpabilité naissante du père de la bombe. Oppenheimer est une oeuvre allant bien au-delà de l’évocation de la vie d’un homme, car il explore une page d’Histoire essentielle de notre civilisation, et il le fait de manière passionnante.

 

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