On ne présente plus Martin Scorsese, ce metteur en scène ayant traversé les décennies avec ses films de gangsters dans lesquels intervenait très souvent Robert De Niro, et qui s’inscrivait dans une certaine vision très réaliste de l’Amérique et de ses travers. Je n’ai jamais été un fervent admirateur de son oeuvre, je l’ai peut-être approchée en étant trop jeune, mais j’ai tout de même revu Taxi Driver il y a un an environ, et je le trouve tellement surévalué… Je ne vois aucun intérêt à ce long métrage mettant en scène un individu détestable et sans relief, une sorte de caricature de paumé ricain sans le moindre intérêt. Le dernier film de Scorsese que j’avais vu au cinéma est Shutter Island, que j’ai trouvé vraiment très ennuyeux, j’avais tenté son Uncut Gems arrêté au bout de 15 minutes… Bref, je ne suis pas spécialement fan du bonhomme.
Cest donc à grandes enjambées à reculons que je suis allé en salle pour tenter ce Killers of the Flower Moon… Avec la peur au ventre face à un film de 3h26! ^^ Et pourtant, d’entrée de jeu, il y avait quelque chose qui se passait à l’écran, quelque chose de diffus et palpable, capable de susciter de l’intérêt et d’éveiller quelques émotions, sans en faire trop, de manière fugace mais solide. Il m’a fallu quelques minutes avant de comprendre ce qui était en train de se passer : je me retrouvais devant un film de cinéaste. Cette remarque peut paraître absurde, mais elle prend tout son sens dans une époque où les films sont majoritairement des produits davantage créés par des producteurs que par des auteurs et réalisateurs. Mais la singularité de cette proposition repose bien sur la vision cinématographique de son auteur, ni plus ni moins. Et on se prend une claque en se rendant compte que cela fait très longtemps qu’une telle sensation n’était pas arrivée en salle…
Du haut de ses 80 printemps, Martin Scorsese nous livre l’un des plus beaux films de l’année, et il le fait sans emphase et sans prétention aucune. Ce qui ressort avant tout de Killers of the Flower Moon, c’est la sincérité de son propos et de la partition à laquelle nous convie le metteur en scène octogénaire, qui a de quoi en remontrer aux 3/4 des réalisateurs ayant la moitié de son âge. En se basant sur un récit fort et en s’appuyant sur des acteurs très talentueux, il nous invite à un voyage envoûtant dans l’Amérique des années 1920, nous immergeant dans le quotidien de la tribu des Osage. Leur particularité est qu’il leur a été légué des terres pétrolifères, ce qui donne lieu à une inversion des rôles qui peut paraître comique, avec de riches propriétaires indiens accompagnés par des domestiques et des chauffeurs blancs. Mais la plénitude et l’opulence des Indiens Osage a été rapidement menacée par la cupidité de certains colons…
Killers of the Flower Moon va narrer sur plusieurs années la déliquescence de ce peuple, qui va se retrouvé assujetti à des individus sans scrupules cherchant par tous les moyens à mettre la main sur l’or noir, que ce soit par des voies légales ou non. On va assister à des séquences parfois violentes, parfois absurdes, mais qui toutes vont mettre en lumière la froideur des manipulateurs et des escrocs sans aucune bonté d’âme, qui cherchent avant tout le profit et peu importe s’il faut en passer par la mort de quelques-uns… On est à la fin de la période du Far-West, et on sent que les gâchettes sont encore faciles, et surtout que la différence de traitement selon la couleur de peau est encore bien active. Le souci, c’est que la richesse des Indiens ne peut pas à chaque fois être convoitée de manière trop directe…
En partant de cette trame, Martin Scorsese va nous présenter divers personnages qui vont interagir avec des buts plus moins nobles, et on va se rendre compte que la moindre scène de dialogue s’avère vivante tant elle est travaillée et étudiée avec soin. On est loin du schéma du film d’action, ce film se profile sous des auspices bien plus calmes même si la mort rôde lentement aux alentours, et on va apprécier le temps qui est pris par l’auteur afin de nous délivrer peu à peu les éléments de cette oeuvre. On ne va pas avoir l’ensemble des explications d’un coup, mais on va découvrir tout cela au fur et à mesure des séquences et des interactions, le tout porté par des acteurs certes très bien guidés, mais qui portent également de belles dispositions pour aider à donner une certaine puissance à ce film. On ne présente plus Leonardo DiCaprio, qui campe un personnage pas forcément évident à jouer, et qui le fait avec une aisance confondante, en apportant des éléments contradictoires et une texture paradoxale à son Ernest Burkhart. On ne présente plus Robert De Niro, mafieux par excellence tout au long de sa filmographie, et qui fait tellement plaisir à voir dans un rôle loin des navets et des parodies qu’on lui connaît ces dernières années… Il prouve ici qu’il est encore capable de créer des personnages forts et intriguants, et c’est un plaisir de voir ces 2 monstres sacrés se donner la réplique!
On a également Lily Gladstone au casting, elle qui n’a pas la carrière de ses partenaires, mais qui se pose comme une actrice capable d’offrir une belle densité à son personnage. L’ensemble du casting, des premiers rôles aux plus fugaces, s’avère de très haute volée et on comprend à quel point la direction d’acteurs a été très efficace de la part de Martin Scorsese. Il y a une véritable cohérence entre tous ces personnages et acteurs, ce qui permet de tirer vers le haut un film qui avait déjà de très solides bases dans son écriture et dans sa mise en scène. On a des moments de tension lors de certains dialogues, ou lors de silences glaçants entre 2 protagonistes, et le tout est magnifié par la vision d’un auteur très doué qui ne se contente pas de poser sa caméra et de laisser les acteurs passer devant et déblatérer leur texte. Chaque plan fait sens, et parvient à cristalliser une partie de cette tension palpable dans cette époque difficile. La manière dont Scorsese enveloppe le paysage, la façon dont il filme la mort, son regard sur les différents âges de la vie… Il y a une certaine portée philosophique qui se cache dans sa façon d’aborder ce récit, qui ne va pas tenter d’être maladroitement didactique, mais qui va se concentrer le plus possible sur la dure réalité de la condition des Osages. Scorsese va faire dans la vision brute d’une condition qui l’est tout autant, et son film va paradoxalement gagner en intensité grâce à cette apparence de simplicité. Cette vision du réel va apparaître comme crépusculaire, en nous démontrant de manière claire et limpide la subversivité de l’Homme, et comment il peut s’avilir par cupidité.
On appréciera la justesse d’écriture d’Eric Roth et de Scorsese, qui adaptent à 4 mains le livre de David Grann, en lui donnant un scénario à la fois dense et très lisible, constituant la solide colonne vertébrale d’un long métrage captivant. Il faut souligner la superbe photographie de Rodrigo Prieto, à qui l’on doit notamment la lumière d’Argo ou du Loup de Wall Street. Et que dire de la musique composée par Robbie Robbertson, qui accentue à merveille cette atmosphère tendue par petites touches si bien disséminées? Et l’immersion est totale grâce à la qualité des décors et des costumes nous propulsant dans le début du 20ème siècle de manière très efficace! Il y a une véritable conjonction de talents permettant de faire de ce Killers of the Flower Moon un film dense, capable d’émouvoir avec beaucoup d’intelligence, tout en ayant un regard très critique sur la nature humaine. On en ressort avec l’impression d’avoir assisté à une étude de l’être humain effectuée par un entomologiste de talent, et ça fait un bien fou de pouvoir apprécier un tel regard dans une oeuvre cinématographique!