Avec son diptyque consacré à Auschwitz (Le Magicien d’Auschwitz et Le Manuscrit de Birkenau), l’écrivain portugais J.R. Dos Santos nous plongeait dans le cauchemar irréel vécu par les victimes de la Shoah. A la base de ces 2 romans, il y a un élément primordial qu’il traite avec soin, et qui donne une certaine force à son second volume. Un élément peu connu de cette période sombre, et qui prouve le grand courage de certains hommes condamnés dans cet enfer, et qui ont dû oeuvrer à des besognes impensables. Cet élément rare et précieux, ce sont les rouleaux d’Auschwitz, des textes rédigés par des prisonniers, qu’ils ont enterré à divers endroits de leur dernier lieu d’existence…
J.R. Dos Santos évoquait à travers ses 2 écrits l’existence impensable et désespérante des membres du Sonderkommando, unité spéciale choisie pour un travail ô combien cruel et déréalisant. Leur histoire est restée longtemps secrète et sujette à de nombreuses interprétations, avec des à-priori souvent très négatifs. Même Primo Levi, dans sa méconnaissance des faits, les regroupe dans une caste d’individus bestiaux et immondes… Mais l’émergence de ces quelques textes sortis de terre va amener un regard nouveau sur ces prisonniers ayant participé à l’extinction de leur race bien malgré eux…
Rares sont les textes qui auront été au plus près du mal absolu ayant rongé l’Europe en ces temps sombres, et les témoignages recueillis par les survivants des camps ont paradoxalement une étincelle de vie qui vient non pas contredire les atrocités vécues par ces gens, mais qui ne permet pas d’explorer le mal dans ce qu’il a de plus fatal. Le témoignage des survivants apporte un éclairage fondamental et précieux, mais celui qui a vécu l’expérience de cette solution finale jusqu’au bout n’est plus en capacité de nous expliquer ce qu’il a pu ressentir, penser ou espérer. Le crime de masse perpétré par les Allemands durant la Seconde Guerre Mondiale est probablement la pire atrocité faite à des êtres humains, condamnés arbitrairement à cause de leur race… Encore aujourd’hui, il est inconcevable qu’une telle machinerie de mort ait pu se mettre en place et que l’ensemble des rouages humains ait pu laisser faire une telle abomination… Mais la vérité, aussi indescriptible qu’elle puisse être, est sans appel, et prouve à quel point l’être humain peut se déshumaniser et déshumaniser autrui…
La Shoah est en soi inconcevable, mais elle est pourtant une réalité avec laquelle des hommes, des femmes et des enfants ont dû composer de manière quotidienne, avec des habitudes précises, des tâches spécifiques et cette peur permanente ancrée au ventre. Les privations, les exactions et les humiliations constantes sont un fait établi, mais que l’on ne peut pas cerner dans leur globalité, car elles procèdent d’une multitude d’individualités ayant chacune vécue cette expérience de mort de manière très personnelle. C’est pour cela qu’il est réellement difficile d’appréhender totalement ce qu’ont enduré ces populations jetées aux pieds de leurs bourreaux, dans une incompréhension totale de ce qui leur arrivait, et surtout en se posant une question lancinante et obsédante : pourquoi? Pourquoi chacun d’entre eux, qui vivait tranquillement son existence auparavant, se retrouve soudainement dans un ghetto, puis parqué dans un train, puis dans un camp si loin de son pays?
C’est entre 1945 et 1980, soit sur 5 décennies, qu’ont été retrouvé différents textes cachés sous les cendres du camp d’Auschwitz-Birkenau. Des textes fondamentaux rédigés par des hommes morts dans ce camp, qui voulaient apporter un témoignage de l’intérieur de ce qu’ils avaient vécu, et avec une crainte forte qui les tenaillait, celle que le monde ne comprenne pas ce qui s’était réellement passé. Pour les 5 hommes dont les écrits ont été exhumés, il y avait cette constante d’apporter un éclairage sur les conditions de vie et de détention, mais aussi sur les conditions atroces conduisant à la mort. Haïm Herman, Zalmen Gradowski, Lejb Langfus, Zalmen Lewental et Marcel Nadsari sont des témoins essentiels de l’horreur qui s’est déroulée à Auschwitz.
Plusieurs introductions sont nécessaires pour pouvoir appréhender les textes qui vont nous être présentés, en apportant des précisions sur l’existence des auteurs mais aussi sur leurs conditions de détention et de travail. Quelques traductions ont pu paraître au fil du temps, mais ces textes pourtant essentiels restent méconnus du grand public. Dans ce recueil publié en association avec le Mémorial de la Shoah, sont retranscrit les témoignages de Zalmen Gradowski, Lejb Langfus et Zalmen Lewental. Ces textes ont été retrouvés dans des gourdes ou des récipients en verre, et ont subi les outrages du temps et des intempéries. Celui de Gradowski a été retrouvé le 5 mars 1945, celui de Lewental le 17 octobre 1962, et celui de Langfus en avril 1945, mais il a été oublié jusqu’en octobre 1970. Un travail de restauration minutieux a dû être fait sur certains textes, dont les parties avaient été effacées ou qui avaient des pages manquantes. Chacun des auteurs va user d’une plume différente et va raconter à sa manière son expérience funeste.
Les textes de Zalmen Gradowski sont sans conteste les plus poignants, car l’homme possède un style littéraire remarquable et qu’il s’adresse directement au lecteur, l’enjoignant à le rejoindre dans cette expérience indescriptible, qu’il va pourtant tenter de relater au mieux. « [Viens] vers moi, toi, heureux citoyen du monde, qui habite le pays où existe encore bonheur, joie et plaisir, et je te raconterai comment les ignobles criminels modernes ont transformé le bonheur d’un peuple en malheur, changé sa joie en éternelle tristesse, détruit à jamais son plaisir de vivre. » C’est sur cette phrase qu’il entame son premier texte, et sa manière de s’adresser directement à nous va nous placer dans une position de témoin privilégié, ce qui peut s’avérer difficile à la lecture. Ce choix de s’adresser à un futur lecteur du monde libre est une manière pour l’auteur de s’extraire lui-même un instant du monde atroce dans lequel il évolue, et de tenter de regarder les événements de plus haut que sa tragique position. A travers l’espace et le temps, il semble encore vivant en s’adressant à nous, partageant son existence avec un témoin du futur, et cette manière de nous tenir la main à travers cette évocation est chargée d’émotion.
Gradowski va nous raconter son périple ainsi que celui de sa famille, à travers le ghetto et le voyage en train, et il le fait avec une sorte de poésie funeste si belle et tragique, que ce texte ne peut que nous toucher en plein coeur. Sa vision d’une acuité sans pareille est doublée d’une sensibilité émouvante, et ce passage lors du transport en train laisse sans voix : « Sur le sol s’étend une blanche masse humide, de la neige qui pourrait maintenant réconforter les coeurs affaiblis, rafraîchir les corps défaillants! Apporter une parcelle de vie. Elle scintille vers nous, la blancheur qui porte en elle tant de vie; que de réconfort, que de bonheur dans cette masse blanche. Elle pourrait apporter maintenant un regain de vie dans les wagons morts. Cette masse blanche pourrait maintenant libérer les deux mille cinq cents personnes des griffes de la terrible mort par la soif. Cette masse blanche pourrait maintenant apporter un regain d’espoir et de courage dans des coeurs résignés : et qu’elle est proche de nous. Juste en face de toi. Elle scintille tant avec sa blancheur qu’elle nous provoque avec ses charmes. Que c’est effrayant. Il suffit d’ouvrir la fenêtre pour pouvoir l’atteindre de la main. On dirait que la masse blanche est maintenant douée d’un souffle de vie. Elle se soulève de son lit, elle veut se lever vers nous et s’approcher de nous. Elle voit que nous la pressons du regard. Elle sent que nous la désirons et soupirons après elle et elle veut nous apporter un réconfort, elle veut nous insuffler de la vie, mais le sinistre bandit est là avec sa baïonnette collée à l’épaule, qui répond par ce mot toujours aussi terrible : non ».
La manière dont Zalmen Gradowski parvient à sublimer les instants terribles qu’il a vécu et ceux qu’il est encore en train de vivre est exceptionnelle. Avoir le courage et la motivation de rédiger un témoignage, ce qui en soit est déjà strictement interdit, démontre une volonté allant puiser au-delà de son destin propre. Gradowski souhaite à tout prix laisser une trace de ce que lui et son peuple ont traversé, avec cette crainte que le monde ne croit jamais que cela ait pu exister. Il parvient à prendre une hauteur déconcertante en utilisant une prose poétique de toute beauté, afin de relater au plus juste ce qui est un cauchemar éveillé de chaque instant. Car ce que Zalmen Gradowski et ses compatriotes du Sonderkommando ont dû endurer dépasse l’entendement. Ce détachement spécial de prisonniers avait pour ordre d’accompagner les convois dans les chambres à gaz, de les aider à se déshabiller, et une fois exécutés, de sortir les corps et de les emmener aux fours crématoires afin de les bruler. Le Sonderkommando était chargé de la totalité du processus d’élimination du peuple juif, exécuté par des prisonniers eux-mêmes juifs donc. La douleur et le désespoir ont fait perdre la raison à plusieurs membres du Kommando, en ont conduit certains à devenir de véritables tyrans, mais la plupart a réussi à conserver son humanité malgré ce qu’ils vivaient chaque jour.
Ces textes essentiels nous apprennent comment ces hommes ont pu survivre tant physiquement que psychologiquement à ce traitement inhumain, et comment l’Homme est capable de s’habituer à tout. Face à une situation aussi déshumanisante, l’être s’affranchit presque de lui-même afin de ne pas subir le trop-plein émotionnel, et les gens se transformaient en automates effectuant leurs tâches comme détachés d’eux-mêmes. Le processus est à la fois terriblement choquant mais viscéralement salvateur, afin que ces hommes ne basculent pas dans la folie, même s’ils vivaient déjà dans le désespoir le plus total. Lejb Langfus relate les faits avec une vision plus distanciée, mais en faisant passer l’émotion au travers des gens qu’il laisse s’exprimer à travers ses écrits. Son travail de fossoyeur lui a donné le besoin de laisser s’exprimer les morts, dont il relate les paroles et les actes juste avant d’être emportés par le gaz. Lorsqu’il évoque un convoi de 3000 femmes emmenées aux chambres : « Elles regardaient nos visages pour voir si nous compatissions. L’un de nous se tenait à l’écart et observait le profond abîme de détresse de ces êtres torturés sans défense. Il n’a pu se dominer davantage et a éclaté en sanglots. Une jeune fille s’écrie : Ah! J’aurai vécu assez pour voir avant ma mort une expression de pitié, une larme versée sur notre horrible sort, ici ,dans ce camp d’assassins où l’on martyrise, frappe, torture et tue, où se voient des atrocités et des injustices, où l’on devient insensible et sans réaction aux plus grands malheurs, où meurt tout sentiment humain, où un frère ou une soeur tombe devant tes yeux sans être accompagné du moindre gémissement. Se trouverait-il encore un homme qui se soucierait de notre profond malheur, qui exprimerait sa compassion par des larmes? »
Les notes de Zalmen Lewental quant à elles sont rédigées dans un style plus simple, une succession d’événements malheureusement souvent tronqués, et dont les éditeurs ont parfois tenté de combler les vides. Mais Zalmen Gradowski quant à lui a encore rédigé Au Coeur de l’Enfer, dont un extrait est publié ici, et dans lequel il va raconter l’ensemble du processus de mise à mort, dans son style si particulier qu’il donne un sens quasi-mythologique à ce qu’il relate. On ressent tout le poids de ce mal indicible et toute cette perdition d’un peuple condamné pour le seul fait de ne pas appartenir à la « race des vainqueurs »… La beauté de son écriture se conjugue si habilement avec l’horreur qu’il décrit, qu’on est transporté dans cette autre époque, cet enfer d’un autre monde, et que l’on assiste, aussi impuissant que Gradowski a pu l’être, à l’acharnement d’un peuple à en détruire un autre… La lecture de ce texte n’est pas facile, mais selon moi, il devrait être lu dans les écoles et par tout un chacun, afin de se rappeler comment l’être humain est capable de devenir la bête immonde qu’il a été dans les années 40…
S’ensuivent diverses études de textes qui s’avèrent intéressantes en permettant d’analyser plus en profondeur les écrits de ces 3 auteurs, ainsi qu’une interview d’un survivant du Sonderkommando, qui elle aussi vaut le coup d’être lue. Yakov Gabbay a traversé cette période noire avec un aplomb extraordinaire, lui qui a toujours réussi à rester positif et à se motiver à survivre. Son témoignage impressionne : « Les premiers jours, c’était terrible et horrible. Mais je me suis dit : Tu n’as pas le droit de perdre la tête. Je savais qu’à partir de maintenant je devrais voir ces scènes jour après jour, c’était notre travail et nous devions nous y habituer. Un travail dur, mais on s’habitue. » La force de caractère dont il a fait preuve, ainsi que la chance de passer entre les mailles des différentes sélections, lui aura permis de sortir vivant d’Auschwitz.
Des Voix sous la Cendre est un condensé de divers textes, essais, études topographiques, témoignages et autres analyses, mais l’essentiel est sans conteste les textes rédigés par Zalmen Gradowski, qui vont au-delà de sa propre expérience personnelle pour offrir un regard embrassant l’entièreté de son peuple. A aucun moment il ne se détourne de son devoir de mémoire, ni de son propre sentiment de culpabilité, et au travers de cette évocation de la mort, il comprend pourquoi on peut encore s’attacher à vivre, ne serait-ce que quelques jours, quelques heures ou quelques minutes de plus. Ses écrits ne laissent pas indifférents, et constituent l’un des plus précieux témoignages de l’Histoire.