Après avoir découvert son excellente trilogie Guerilla, qui tenait du roman post-apocalyptique dont la tension était sacrément maîtrisée, je me suis plongé dans les écrits précédents de Laurent Obertone, et le moins que l’on puisse dire, c’est que le grand écart entre la fiction et l’essai ne lui fait pas peur. L’auteur est indifféremment à l’aise quel que soit le domaine, et on reconnaît son style d’écriture acéré et imagé, qui permet d’appuyer efficacement son propos. La France Big Brother s’inscrit lui aussi dans une trilogie, pris en sandwich entre La France Orange mécanique (2013) et La France interdite (2018), avec laquelle il fait un constat très critique de l’état du pays, notamment en ce qui concerne l’insécurité, la corruption politique ou encore le rôle des médias.
C’est justement ces derniers qu’il va analyser dans La France Big Brother, avec évidemment la référence orwellienne constante de 1984. Le chef-d’oeuvre de l’auteur britannique sera certainement à jamais moderne, puisqu’il possédait une acuité qui ne s’est jamais émoussée avec les décennies. En excellent conteur qu’il est, Obertone va appliquer la recette d’Orwell pour offrir un contour original à son ouvrage, offrant au gré des chapitres des tribunes attribuées à différents membres du Parti en place, régime orwellien fantasmé et insaisissable, se mouvant à la fois dans l’ombre et en pleine lumière sans que l’on distingue pourtant ses exactions… Obertone adopte un point de vue empruntant à la dystopie pour nous plonger plus profondément dans la réalité de notre monde contemporain…
Dès le premier chapitre, le contact épistolaire prend la forme d’une missive émanant directement de Big Brother et destinée à Monsieur Moyen, le citoyen lambda, à savoir vous, moi, nous tous. Et on peut dire que l’entame de ce livre est à la fois savoureuse et directe :
« C’est arrivé. J’ai décidé de te parler, et d’autoriser les miens à te parler. Nous pouvons nous le permettre, nous savons que tu ne réagiras plus. Tout ce que je te dirais sera oublié, comme le reste, dans le bruit de ta petite vie monotone et angoissée. Qui je suis? Celui qui te parle, tout le temps, tous les jours. Tu ne subis et n’entends que Moi. Je suis tes médias, tes marchands, tes écrans, tes publicitaires, tes politiciens, tes références, ta mode et ton identité, ton travail et ton savoir, tes loisirs et tes jeux, tes désirs et tes peurs. Tu crois penser? Tu crois décider? Tu crois choisir? Rien de ce que tu fais ne t’appartient. Et tu n’appartiens qu’à Moi. »
Le mode Big Brother est activé, et Laurent Obertone va dérouler son essai avec le même habillage paranoïaque que le roman d’Orwell, tout en apportant des données concrètes pour entériner ce lien entre la fiction fantasmée et ce présent si réel. « 75% des Français pensent que les écrans nuisent à la qualité des relations humaines. Comment expliquer qu’ils en possèdent tous? » Obertone va démontrer paradoxe après paradoxe comment nous sommes devenus dépendants d’une telle société de consommation, qui s’immisce dans notre esprit à chaque instant, et il le fait avec une sorte de poésie crépusculaire donnant tout son sens à cet ouvrage. Il va nous démontrer comment les valeurs ont pu être renversées, avec toute la maîtrise et la souplesse des décideurs et des organes de presse, et comment on est passé d’une société solide à quelque chose de nettement plus déliquescent. Le principe de tolérance a paradoxalement amené son lot d’intolérances, et les combats libertaires se font trop souvent en utilisant des principes allant à l’encontre des libertés… Ce qui confine parfois au ridicule avec des scandales tellement tirés par les cheveux, comme lorsque « Matt Taylor, docteur de l’Agence spatiale internationale, vint annoncer à la presse que le robot Philae s’était posé avec succès sur la comète Choury, au terme d’une mission de dix ans, certains n’ont vu qu’un « scientifique sexiste », qui a d’ailleurs dû platement s’excuser pour avoir eu l’impudence d’arborer une chemise figurant des pin-up. » Voilà où on est actuellement…
Obertone va décortiquer le fonctionnement des médias, mais également la manière dont ils sons subventionnés. Lorsqu’on a Le Monde ou Le Figaro qui parlent souvent de réduire les dépenses publiques, mais qui se voient octroyés chacun 16 millions d’euros de subvention… « Subventionner la presse, c’est exactement comme si on obligeait les gens à acheter les journaux qu’ils ont choisi de ne pas lire. L’URSS n’a jamais fait mieux. Le lecteur ne souhaite plus financer la propagande? Le journal perd de l’argent? L’Etat paie la différence avec vos impôts. » Les exemples de ce type sont nombreux et très instructifs, et le reste de l’ouvrage est à l’avenant, avec notamment la mise en lumière de 2 instruments du pouvoir qui en prennent pour leur grade ^^ Obertone va ensuite démontrer comment les choix éditoriaux permettent de flouter ou de masquer le réel, tout en mettant en avant la diatribe politicienne achevant de faire passer la pilule. Les fameux « condamner avec la plus grande fermeté », « faire part de sa vive émotion » sont des moyens classiques de glisser les problèmes sous le tapis, un peu à la manière du « Nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir ». Son analyse de cette dialectique est passionnant ^^
La partie sur les rémunérations des parlementaires et autres sénateurs est elle aussi sacrément savoureuse, dans un monde où les emplois fictifs et le cumul des mandats ainsi que les recasages fonctionnent à plein régime. Quand on voit la durée et l’ampleur de la crise (Chirac voyait « le bout du tunnel » en 1975, Hollande affirmait que la crise était « derrière nous » en 2012), on se dit qu’en 40 ans, les gouvernements se sont succédés, mais l’amélioration ne s’est toujours pas manifestée…
La France Big Brother est une excellente étude sociale, politique, médiatique, doublée d’une prose percutante que ne renierait pas le grand George lui-même!