Entrer dans le cercle très restreint des double Palme d’Or, pour Ruben Östlund, c’est chose faite cette année, 5 ans après avoir remporté la célèbre récompense avec The Square. Le metteur en scène suédois est réputé pour sa vision subversive de nôtre monde si superficiel, et il s’en est encore donné à coeur joie dans ce Sans Filtre découpé en 3 parties distinctes réparties sur pas moins de 2h30. Un film-fleuve se déroulant en pleine mer, encore un comble de l’absurde?
On commence par une séquence presque surréaliste dans le milieu de la mode, avec une poignée d’hommes venus auditionner et faisant partie intégrante d’une satire de cet univers si factice. On sent d’entrée de jeu un vrai rythme, une patte bien réelle de la part d’un auteur chevronné, et un sens du dialogue qui fait mouche (accessoirement, Östlund a également rédigé son film ^^). La vision originale et caustique du réalisateur permet de créer une atmosphère forte et de donner vie à de vrais personnages, pourtant engoncés dans leurs apparences de couple. Yaya et Carl sont 2 jeunes vivant grâce aux réseaux sociaux et au travail d’influenceuse de Yaya, et ils se retrouvent en pleine croisière sur un yacht de luxe à se photographier régulièrement pour Insta.
Mais avant d’embarquer sur le navire, on va découvrir un certain dysfonctionnement dans ce couple qui ne sait pas véritablement s’il en est un. On est face à 2 jeunes vivant dans une sorte d’illusion flashy, et la mise en scène d’Östlund apporte une vision à la fois sarcastique et tendue, parvenant à rendre très crédible et très intéressante la moindre séquence de dialogue. La preuve avec la scène dans le taxi et ce jeu de passe de caméra, qui démontre toute l’aisance du réal dans l’élaboration de son film. Ca change tellement des clichés habituels et du rythme effréné auquel on est malheureusement trop habitué! Ca fait du bien de se calmer un peu et de creuser la complexité des rapports via des dialogues prenant et une vraie capacité à leur donner corps.
Après cette première partie nous dévoilant le couple, on va passer la seconde avec le yacht, qui va nous ouvrir à d’autres protagonistes ayant eux aussi bénéficié d’une approche bien caustique d’Östlund. On va croiser des petits vieux tout mignons, un homme tout timide, un couple de Russes un peu barge, et de nombreux autres passagers ou membres d’équipage. Östlund va nous gratifier de séquences bien hilarantes sur fond de lutte des classes, et le jeu des supériorités sociales est filmé avec une simplicité confondante. Le jeu des apparences quant à lui va se poursuivre de manière encore plus prononcée dans cette partie, qui est sans conteste la plus drôle. On assiste à des instants très surréalistes tout en étant traversés d’instants fugaces touchants, mais le maître-mot de l’auteur est la désacralisation des conventions sociales, qu’il va dynamiter avec un savoir-faire exemplaire! Tout le vernis du gotha va se craqueler très rapidement avec quelques remises à niveau bienvenues lors d’une soirée un peu mouvementée, et c’est un plaisir d’assister à ce petit jeu de massacre des conventions!
Là encore, la mise en scène au cordeau et paradoxalement très libre d’Östlund apporte une véritable fraîcheur dans ces moments totalement absurdes, et on est pris dans un engrenage qui fait vraiment du bien à force de maltraiter ses protagonistes! Au passage, Woody Harrelson se fait une nouvelle fois plaisir dans un rôle légèrement barré, et c’est toujours très agréable de le voir composer une personnalité atypique! Östlund maîtrise totalement sa narration et parvient à créer des instants où la tension et l’humour se mêlent habilement, et il emballe cette partie avec un soin rare.
La 3ème partie quant à elle va s’avérer moins percutante malheureusement. Même si elle reste intéressante, elle va accuser une vraie baisse de régime par rapport à la qualité de ce qui nous a été proposé dans les parties précédentes, et c’est dommage de ne pas être parvenu à conserver la même audace et le même engouement. Les instants sont moins travaillés et s’étirent davantage, en proposant un humour moins percutant également. Le jeu de l’inversion des strates sociales n’est pas inintéressant, mais va mener à un aspect assez rapidement caricatural. En l’état, et grâce aux très bons acteurs, cela fonctionne encore, mais on sent que les ficelles sont un peu plus grosses…
La regrettée Charlbi Dean (Black Lightning) apportait une touche de glamour et de sophistication dans ce récit déconstruisant la vanité des apparences, et elle pouvait compter sur Harris Dickinson (The King’s Man : première Mission) pour lui offrir un pendant masculin pourtant plus à même de questionner leur condition. On a toute une floppée de très bons acteurs à tous les niveaux du navire, et je vous laisserai le soin de les découvrir ^^ Sans Filtre est une expérience étrange et plaisante à découvrir, même si la Palme d’Or n’était pas forcément requise selon moi… La baisse de rythme prouve à quel point Ruben Östlund est capable de maîtriser son matériau, et c’est dommage qu’il ait levé le pied sur le dernier acte… Mais en l’état, Sans Filtre reste une proposition différente du tout-venant hollywoodien, et rien que pour ça, il mérite le coup d’oeil ^^