Créer un film centré sur la nemesis de Batman en le plaçant hors continuité et en en faisant un one-shot, c’était le projet asses dingue proposé par Todd Phillips à Warner. Désireux de s’éloigner des contingences habituelles des films super-héroïques, le réalisateur (qui a mis en scène Starsky et Hutch et la saga Very Bad Trip!) entendait opter pour une approche des plus réalistes, en faisant de Gotham City un pendant à peine imaginaire de New York ou de n’importe quelle autre mégapole. Joker se voulait comme une proposition alternative à tout un pan de ce cinéma qui truste les écrans depuis maintenant 20 ans, et voulait offrir une vision résolument plus sombre et désespérée de cette culture.
Dans tous ces domaines, Todd Phillips a réussi son pari. Son Joker s’avère atypique, de par son rythme et sa narration, lorgnant davantage du côté du Nouvel Hollywood et de ses préoccupations sociales, à l’instar des films de Martin Scorsese, Brian De Palma, Francis Ford Coppola ou encore Michael Cimino. On est très loin des canons de l’action moderne et des héros en collants, le personnage d’Arthur Fleck ne se parant que d’un costume et d’un maquillage pour endosser son rôle. La société est en déclin, la criminalité est en augmentation constante, et le récit initiatique d’Arthur va prendre place dans une Amérique gangrenée par la pauvreté et où le fossé se creuse chaque jour davantage entre la classe sociale aisée et la classe plus modeste. Le film s’inscrit dans une certaine veine politique qui fait sens avec l’état du monde actuel, et la grogne touchant les laissés-pour-compte.
Visuellement, Todd Phillips a clairement soigné son oeuvre et nous offre quelques moments intéressants dans l’évocation de cette descente aux enfers et de cette renaissance. Phillips semble totalement fan du personnage, et va épouser son point de vue maladif pour tendre vers une oeuvre fiévreuse et sombre, mettant en lumière Joaquin Phoenix qui s’éclate dans le rôle du futur Clown Prince du Crime. Il fallait oser porter un tel projet chez Warner, sacrément casse-gueule et clivant, et le résultat est aux antipodes de ce que l’on a pu voir jusque-là chez DC ou en face chez Marvel.
Mais en offrant une relecture en mode dépression totale des origines du Joker, Todd Phillips nous sert un film qui n’est pas sans évoquer The Machinist (avec tiens, Christian Bale!), et c’est le genre d’oeuvre qui peut vite tourner en rond… Phillips soigne vraiment ses scènes et Joaquin Phoenix fusionne avec la caméra, mais on se retrouve rapidement dans une sorte de one-man show torturé où le personnage d’Arthur veut redéfinir son existence jusque-là paumée. Phoenix gère sa partition en passant du rire aux larmes, puis à nouveau au rire, et à nouveau aux larmes, mais l’aspect répétitif de l’ensemble fait que l’on reste de plus en plus en retrait… On sent à plusieurs reprises des montées en puissance, qui vont à chaque fois déboucher sur des retours à la case départ… Ce cycle incessant fait partie de l’évolution du Joker, mais ne passionne finalement pas… L’introspection glaciale et dérangée est bien rendue, mais c’est le propos même qui ne m’intéressait pas au départ finalement. Suivre la spirale infernale d’un cerveau fracassé n’est pas ce qui m’intéresse le plus au cinéma, et l’approche hyper-réaliste de Phillips ne m’a pas spécialement émue.
Joker fait partie des ces oeuvres maladives qui se veulent un prisme de la société moderne, et qui en sont quelque part représentatives, mais ce n’est pas pour autant qu’il faut crier au génie… La performance de Joaquin Phoenix n’a rien de viscérale et d’exceptionnelle, elle est intéressante, mais sans être absolument dingue comme je pouvais le lire partout. La mise en scène est belle et poisseuse, collant bien à son sujet, mais pas transcendante non plus. Le film est une relecture osée, mais franchement, un Lion d’Or?? Je suis assez dubitatif au vu de l’ensemble, qui n’est pas déplaisant mais qui est largement surcôté selon moi. Après la Palme d’Or attribuée à Parasite, voilà encore un exemple de cinéma auquel je n’adhère pas et qui ne me touche pas. Ce Joker, malgré de beaux atours, m’a laissé froid et indifférent, et pourtant j’aurais bien aimé être secoué par un film hors norme qui me bouleverserait. Ce ne sera pas celui-là…