Marvels (1994)

A l’aube de sa création, qui aurait parié que l’univers Marvel atteindrait une telle renommée et se trouverait à la jonction d’autant de domaines : comics, films, séries, jouets, jeux vidéo, produits dérivés…? L’engouement pour les super-héros de la Maison des Idées a bien connu des hauts et des bas, mais n’a jamais été aussi fort qu’actuellement. Durant les années 90, les temps étaient bien plus difficiles pour la firme Marvel, et cet album Marvels sort 2 ans avant que la société se déclare en faillite. Est-ce la raison de cette soudaine envie de replonger dans un passé glorieux, et de se remémorer avec nostalgie les premiers combats?

Kurt Busiek est tombé amoureux des comics après avoir découvert Daredevil, et il a commencé à travailler chez Marvel mais sans parvenir à sortir de l’anonymat. Lui qui a été fasciné par la continuité de cet univers apparaît comme un véritable historien, et il va proposer un concept étonnant, avec une relecture des périodes marquantes de l’Univers-616, du point de vue d’un New-Yorkais sans pouvoirs. Busiek va travailler avec Alex Ross, qui est sans conteste l’un des plus talentueux dessinateurs de comics, dont les planches s’apparentent davantage à des peintures!

Si Busiek et Ross sont de parfaits inconnus avant la publication de ce graphic novel, ils deviennent des stars du monde des comics dès sa publication! La portée de ce titre est sans équivoque, tant pour le novice qui a un point d’accès étonnant sur cet univers, que pour le fan averti qui va se pâmer devant la richesse des détails de ce titre! En racontant des décennies de lutte super-héroïque du point de vue d’un photographe (non, pas Peter Parker ^^), Marvels va nous plonger dans le quotidien fait de merveilles et de terreur de ces New-Yorkais constamment en proie à des dangers et à des instants de grâce incroyables! La plupart des événements se déroulent directement à Manhattan, et on se demande pourquoi à force de voir les buildings se faire raser par des créatures colossales, les habitants persistent à y rester! On pourra se poser la même question dans le monde réel le 11 septembre 2001…

 

Si l’univers Marvel a officiellement démarré le 1er novembre 1961 avec Fantastic Four 1, il a pourtant des antécédents… Car de nombreux héros sont nés à la fin des années 30-début des années 40, et le tout premier est la Torche Humaine! C’est en octobre 1939 que l’androïde Jim Hammond prend feu, et prend vie par la même occasion! Alex Ross va nous dépeindre ce souffle de vie avec une beauté inégalée, dans des planches somptueuses qui ne dépareilleraient pas dans un musée! La richesse de ses compositions crée des instantanés des années 30 et 40, et on se croirait plongé dans des tableaux de Norman Rockwell, avec un sens aigu du réalisme jusque dans les moindres détails! Lorsqu’il dessine des scènes de foule, il crée de véritables personnages et non pas des figures interchangeables, mettant l’accent sur l’importance des New-Yorkais et de l’impact que les super-héros ont dans leur existence.

On va découvrir un tout jeune J. Jonah Jameson, ambitieux dès le départ, et on va suivre des moments fondateurs : le combat de la Torche Humaine contre Namor, qui veut envahir la Terre; le retour de Captain America et sa lutte aux côtés des Vengeurs; l’arrivée de Galactus et du Silver Surfer, et leur bataille contre les Fantastiques; l’apparition des Mutants, et le climat de peur et de paranoïa qui s’installe. Et tellement d’autres moments… L’un des plus touchants est sans conteste l’évocation de Gwen Stacy, la première fiancée de Peter Parker, qui connaîtra un destin funeste… Alex Ross lui donne des traits qui rappellent fortement Laura Palmer, la tragique adolescente de Twin Peaks. Les 2 jeunes femmes partagent une existence terriblement courte, mais Busiek donne une telle luminosité à Gwen… La voir s’émerveiller devant les machines incroyables de Namor fait d’elle une éternelle rêveuse, peut-être trop anachronique dans un monde si impitoyable… Et bien avant le snap de Thanos, c’est un autre snap qui va être évoqué, avec une immense tristesse… Busiek et Ross sont parvenus à véritablement créer de l’émotion à travers leur récit, et je suis resté bloqué sur cette page marquant un tournant dans l’univers Marvel…

Marvels est une oeuvre éminemment ambitieuse, qui rebutera certainement ceux qui souhaitent avant tout de l’action, car sa narration procède par touches pour apporter des instants volés, des pans d’existence montrés tels des souvenirs, avec toute la force nostalgique qu’ils possèdent. En suivant Phil Sheldon au long de sa carrière de photographe, on va ressentir la pulsation de cette ville en constante effervescence, dominée par des individus aux pouvoirs supérieurs, et hésitant constamment entre peur et admiration. Sheldon le dit lui-même, à quoi bon vivre dans un monde où on ne pourrait pas protéger sa famille? Les super-héros nous renvoient à nos désirs les plus profonds, mais aussi à notre incomplétude si humaine, que l’on peut tenter d’esquiver par la jalousie, ou tenter de sublimer en conservant une certaine part d’innocence. Kurt Busiek et Alex Ross nous convient à un voyage étonnant, dans lequel les âmes de personnages lambdas vont être explorées avec une belle complexité, et à travers ce prisme du réel, ils vont donner une dimension étonnante à tous les héros les plus connus. Ici cantonnés à être des personnages secondaires, ils apparaissent comme des révélateurs du moi profond des êtres « normaux », et nous renvoient magnifiquement des questionnements très personnels.

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