Je surfais tranquillement sur un site d’achat en ligne afin de me concocter une nouvelle pile de romans à lire, quand soudain, je suis tombé sur ce bouquin dont le nom de l’auteur m’était connu. J’ai procédé à une rapide vérification, et oui en effet, il s’avérait que l’un des co-créateurs de la sublime série Banshee était également romancier! Très belle découverte pour le coup, et je n’ai donc pas hésité à ajouter ce Livre de Joe dans mon panier. Voilà, et donc après avoir commencé par le très bon Nous avons toujours vécu au Château de Shirley Jackson, j’ai fait un bond dans le temps pour me consacrer à un ouvrage plus contemporain, et découvrir les qualités littéraires de ce bon vieux Jonathan Tropper. Et le résultat s’est juste avéré sublime…
A priori, rien de bien dingue quand on lit la 4ème de couverture, avec le retour au bercail d’un auteur ayant connu le succès dès son premier roman, et qui 17 ans après, retrouve sa petite ville de Bush Falls. Il faut dire que son bouquin taillait allègrement l’ensemble de la population, et que s’il vient assister aux obsèques de son père, il va également revoir tous les gens qu’il avait égratigné dans son ouvrage… Le retour aux sources, les retrouvailles plus ou moins tendues avec des gens appartenant au passé, on se dit qu’on va se poser tranquillement pour lire un bouquin gentiment acide avec un aspect classique et des passages obligés. Mais Jonathan Tropper possède une plume des plus incisives en sachant manier à la fois le vitriol et la poésie, dans un maëlstrom émotionnel qui va emporter le pauvre Joe Goffman dans des situations auxquelles il n’était pas préparé! Après tout, Banshee racontait aussi l’arrivé en ville d’un individu qui découvrait un microcosme. Ici, le principe est le même, sauf que l’individu en question a un passif avec à peu près tout le monde, et que les trois quarts de la ville ont envie de s’occuper de lui physiquement ^^
Quelle découverte magnifique que ce bouquin, qui est d’une complétude assez exemplaire! Le présent racontant l’arrivée de Joe (alter-egotique de Jonathan?) va être entremêlé avec des souvenirs d’enfance rappelant furieusement la nostalgie qui planait sur le Stand by Me de Stephen King, et on va découvrir les différentes facettes du personnage principal mais également de ses amis, avec cette double lecture temporelle. L’exercice est mené avec un sens du rythme et une décontraction là encore exemplaires, et Tropper va nous balancer tellement d’émotions dans ce bouquin que l’on a juste pas envie de le terminer! L’aisance de son écriture va de pair avec une facilité certaine à dépeindre les remous et les questionnements internes, et cette oeuvre magistrale parvient à créer une intrigue captivante ayant des résonnances intimistes très fortes, et on est pris dans ce maëlstrom en même temps que Joe Goffman.
Il revient donc à Bush Falls avec cette aura du jeune écrivain riche et sûr de lui, possédant ce sentiment de supériorité par rapport à ces bouseux qu’il a laissé derrière lui il y a bien longtemps. Le problème, c’est qu’il a aussi laissé son frère, son meilleur ami et son grand amour, et ce qui s’apparentait juste à un retour pour enterrer son père dont il n’était plus du tout proche va prendre la forme d’une thérapie qui va sacrément le remuer! Joe va être bien malmené durant ces quelques jours passé à Bush Falls, qui vont lui faire comprendre pas mal de choses sur lui-même, sur sa vision du monde et sur les gens qui l’entourent. Ca paraît très con et naïf dit comme ça, mais c’est tellement bien amené par Jonathan Tropper que j’avais vraiment du mal à décrocher!
Et cet humour! Tropper nimbe son oeuvre d’une sorte de légèreté parfois blasée mais qui fait mouche, et on sent perpétuellement cette contenance que Joe tente de se donner face aux situations auxquelles il est confronté. Sa manière de décrire les événements est souvent hilarante, comme avec son début de roman bien percutant : « Quelques mois seulement après le suicide de ma mère, je suis entré dans le garage à la recherche de mon gant de baseball et j’ai découvert Cindy Posner à genoux en train de pratiquer avec ardeur une fellation sur mon frère aîné, Brad, appuyé contre l’établi de notre père. Les marteaux et les clés à molette sautillaient sur leurs crochets en tintant comme un carillon de Noël tandis que Brad oscillait d’avant en arrière, fixant le plafond d’un air étrangement las. » Le ton est donné, et l’ensemble de son bouquin va être traversé par un humour ravageur, des émotions très fortes, une pure nostalgie et une très belle portée psychologique et intimiste. On va découvrir Sammy, Wayne et Carly, ses amis et sa petite amie d’enfance, et on va assister à leurs étés adolescents et innocents, avec cette capacité de l’auteur à décrire toute la beauté fugace de ces moments disparus. Son oeuvre traite de ce temps qui nous file entre les doigts, de la portée des souvenirs, de la façon de se comporter avec son passif et son vécu, des peurs enfouies que l’on ne s’avoue même pas à soi, du temps perdu en questionnements, de la maturité face à l’innocence, des différentes facettes d’un individu qui s’est construit avec cette innocence, en tentant de comprendre où ça a dérapé… C’est juste terriblement beau, avec un langage universel et des émotions qui nous parlent profondément, et c’est ce que j’appellerai un vrai chef-d’oeuvre littéraire, tout simplement.
Jonathan Tropper est un très grand écrivain, capable de nous envoûter avec un récit intimiste à souhait, de nous balancer des tournures de phrases que ne renierait pas Joe R. Lansdale (« Bon, et à part ça, comment tu trouves l’intrigue ? » Et à part ça, Mrs Kennedy, comment trouvez-vous Dallas ? »), et de nous immerger dans cette petite ville américaine avec ses codes, son équipe de basket locale, son petit resto typique, son shérif irascible, et pas mal de classiques du genre, mais dont Tropper parvient à faire ressortir le meilleur pour créer un roman des plus palpitants. « La journée me fait l’effet d’une phrase sans fin d’Henry James, dépourvue du moindre sens et ponctuée par les conversations creuses, les pauses pipi ou les allers et retours entre la chambre et la machine à café cyclothymique située au bout du couloir. J’ai du mal à comprendre si nous sommes là pour guetter le réveil de notre père ou son dernier soupir, mais la question est presque hors de propos puisque la machine semble conçue exprès pour ne permettre ni l’un ni l’autre, et le maintenir à dessein dans une sorte de purgatoire mécanique. »
« Le premier lundi de septembre arriva sournoisement, tel un félin en maraude se glissant dans la nuit, et à notre réveil, l’été s’en était allé. » « Le jour de la rentrée se profilait, totémique, à l’horizon, telle une nuée d’orage indéchiffrable. » « Nous terminâmes nos cigarettes en silence tandis qu’autour de nous, une à une, les maisons s’éteignaient. La membrane translucide de la lune fut éclipsée derrière un amas de nuages gris et j’eus un léger frisson tandis que l’air de la nuit se rafraîchissait, imperceptiblement. Voilà ce qu’on ressent quand le temps s’accélère, songeais-je. » « Mille neuf cent quatre-vingt-six était une bonne année pour être un adolescent amoureux. Le taux de chômage était bas, la Bourse était au top, partout l’optimisme régnait. Nous écoutions de la synth pop joyeuse importée d’Europe : Depeche Mode, Erasure, A-Ha. Les garçons rentraient le bas de leurs jeans délavés dans leurs Nike montantes, se tartinaient les cheveux de gel pour se faire des picots et tentaient en vain d’incorporer le moonwalk à leur piètre répertoire de danse. »
Voilà encore quelques exemples parmi les centaines de phrases sublimes que compte ce bouquin, et je ne peux que vous conseiller de vous y plonger! Ce bouquin est rempli d’une poésie inépuisable, d’un humour percutant, et raconte la vie, la mort et l’entre-deux avec une aisance déconcertante, et ça fait un bien fou de ressentir toutes ces émotions avec Joe et les personnages gravitant autour de lui!