L’Etranger (Albert Camus, 1942)

Albert Camus est certainement l’un des artistes les plus engagés de l’Histoire, partisan d’un humanisme par définition désintéressé et se soustrayant aux contingences matérielles et politiques. Son premier roman, L’Etranger, peut se voir comme un manifeste du droit à la vie face à l’absurdité du monde social, prêt à tout pour faire disparaître les « anormaux ».

Le personnage de Meursault vit en Algérie durant l’occupation française, et il végète entre un travail banal et alimentaire, et une existence sans grandes passions. Meursault est l’image même de l’individu désincarné, situé aux abords d’une population menée par la société de consommation et qui se balade d’une occupation à l’autre sans sembler y prendre réellement de plaisir. Tout juste y trouve-t-il une satisfaction immédiate sans trop de relief, et il glisse dans cette existence comme s’il était déconnecté du reste des gens. Il n’est pas pour autant cynique, mais se place simplement en-dehors du mouvement incessant, fugace et vain du commun des mortels.

Le style de Camus est à la fois limpide et lapidaire, dévoilant bien le fonctionnement atypique de ce personnage. Les premières phrases qui ouvrent le roman marquent d’emblée le détachement non feint du héros : « Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile : « Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués. » Cela ne veut rien dire. C’était peut-être hier. » Meursault ne pouvant subvenir matériellement aux besoins de sa mère, il l’avait placée dans un hospice situé à 80 kilomètres d’Alger. Il va donc se rendre aux funérailles, qu’il va suivre avec un détachement similaire, dont on pourrait penser qu’il est dû au choc de la nouvelle, mais qui est plus probablement causé par la chaleur étouffante des lieux. « Le soleil avait fait éclater le goudron. Les pieds y enfonçaient et laissaient ouverte sa pulpe brillante. Au-dessus de la voiture, le chapeau du cocher, en cuir bouilli, semblait avoir été pétri dans cette boue noire. J’étais un peu perdu entre le ciel bleu et blanc et la monotonie de ces couleurs, noir gluant du goudron ouvert, noir terne des habits, noir laqué de la voiture. »

Il y a une poésie de chaque instant dans cette prose impressionnante, et L’Etranger constitue son roman le plus captivant (il n’en a rédigé que 5 : La Mort heureuse, L’Etranger, La Peste, La Chute, et Le premier Homme. Le reste de son oeuvre est constitué de nouvelles, d’essais, de pièces de théâtre…). Cette vision lointaine de la réalité dans laquelle évolue le personnage principal se situe presque entre deux rêves, et possède l’aspect éthéré des songes. Mais il va malheureusement être rattrapé par une dure partie du réel, après une altercation dont il n’a au départ rien à voir. Meursault est le type même de l’individu lambda, fonctionnaire sans relief et sans ego, qui glisse inexorablement sur le chemin de l’existence sans se poser de question existentielle et sans laisser libre cours à ses sentiments. La question cruciale est la suivante : en a-t-il réellement? Ressent-il du plaisir, de la joie, de la haine? Cette étude de caractère va devenir nécessaire face à un événement dramatique, qui va le sortir de sa routine pour le propulser dans un univers bien éloigné de son quotidien.

Sa relation avec Marie, qui peut s’apparenter à une relation de couple, n’est pourtant pas forcément explicite: « Quand elle a ri, j’ai eu encore envie d’elle. Un moment après, elle m’a demandé si je l’aimais. Je lui ai répondu que cela ne voulait rien dire, mais qu’il me semblait que non. Elle a eu l’air triste. Mais en préparant le déjeuner, et à propos de rien, elle a encore ri de telle façon que je l’ai embrassée.  » Des théories prônent l’autisme de Meursault, ce qui me paraît assez juste. Cette absence de réactions de type social, couplée à une sensibilité aux stimuli (la lumière du soleil, le poids écrasant de la chaleur, l’attirance instinctive pour Marie) donnent l’image d’un personnage qui ressent des choses mais qui n’a pas le besoin de les exprimer. Meursault apparaît comme un individu éloigné des autres, mais qui n’est pourtant pas totalement insensible à ce qui l’entoure.

Toute la beauté du texte de Camus est de parvenir à retranscrire cette psyché atypique, grâce à une écriture des plus ciselées et envoûtante. « Je m’arrangeais très bien avec le reste de mon temps. J’ai souvent pensé alors que si l’on m’avait fait vivre dans un tronc d’arbre sec, sans autre occupation que de regarder la fleur du ciel au-dessus de ma tête, je m’y serais peu à peu habitué. J’aurais attendu des passages d’oiseaux ou des rencontres de nuages comme j’attendais ici les curieuses cravates de mon avocat et comme, dans un autre monde, je patientais jusqu’au samedi pour étreindre le corps de Marie. Or, à bien y réfléchir, je n’étais pas dans un arbre sec. Il y avait plus malheureux que moi.  » Cette sorte de droiture naïve avec laquelle Meursault traverse les événements est perçu par certains comme de  la cruauté, mais il s’agit avant tout d’une indifférence n’ayant rien à voir avec le bien ou le mal. Là où on peut effectivement se poser des questions, c’est sur la raison de son acte, qui semble paradoxalement encore avoir été dicté par une forme  d’hyper-sensibilité. L’Etranger est un roman étonnant, dont la densité réside justement dans sa fausse simplicité.

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